Le Pas-sage
© Décembre 2000 Jean-Marc Terraz
Ceci est l’histoire d’un passage qui se renouvelle sur le fil du temps. Nous sommes en Provence et c’est le printemps. Le marais Sondur, c’est son nom, vient de se réveiller pour la journée qui l’attend maintenant. Autour de ce marécage, les arbres sont verts, nous sentons de doux parfums de la lavande et voyons les abeilles matinales butiner les belles fleurs violettes répandues le long des champs entourant ce marécage.
Au fin fond de l’étang Sondur vivent les deux meilleures amies que vous pouvez imaginer. Delphefine et Lumière d’Etoile, deux jeunes larves qui vivent dans la colonie des larves appliquées. Alors que toutes les larves s’appliquent à leurs tâches, Lumière d’Etoile et Delphefine discutent avec angoisse de l’instant du Passage. En effet, depuis déjà de nombreux lustres, il existe une tradition qui veut qu’à un certain moment donné, chaque larve se sente attirée par l’au-delà de l’eau. Pour chacune d’elles c’est l’angoisse, la peur, véhiculées par de vieilles légendes d’ombre et de grandes bêtes dévorantes de petites larves. Grandes peurs d’autant plus qu’aucune larve n’est jamais revenue de l’au-delà de l’eau. Comme chaque fois, les deux amies discutent et se promettent que celle des deux qui montera la première revienne raconter à l’autre ce qui se passe là haut. Elles se rassurent mutuellement. Soudain, alors que rien ne le laissait paraître, Lumière d’Etoile se sent attirée irrésistiblement par l’au-delà de l’eau. C’est la panique ; elle se met à trembler de tout son corps, c’est terrible d’avoir autant peur et d’être totalement impuissante face au danger. Son cœur s’emballe et Lumière d’Etoile rampe jusqu’à la tige d’un roseau et se met à y grimper frénétiquement. Delphefine s’accroche à elle pour l’aider à revenir dans le fond vaseux de leur monde des larves vivantes. Rien n’y fait, et Lumière d’Etoile grimpe, grimpe, grimpe en promettant de revenir tout de suite pour tout raconter.
Arrivée de l’autre côté du miroir des grandes ombres, Lumière d’Etoile, fatiguée, épuisée et ne pouvant plus bouger, s’assied sur un nénuphar et s’endort en pleurant d’être toute seule paralysée dans ce monde inconnu donc forcément dangereux. Soudain, un grand hurlement la sort brusquement de sa torpeur. C’est un immense animal avec de grandes dents, deux yeux fascinants et recouvert d’un magnifique manteau fourré. Lumière d’Etoile est paralysée par la peur mais aussi fascinée par la Force et la beauté de ce grand animal qui marche vers elle au bord de l’eau.
«Que que que veux-tu ?» demande-t-elle toute troublée.
«Je suis venu saluer la lune pleine de ce soir», répond-il d’une voix grave et mélodieuse. «Et je suis aussi venu regarder là-haut, la lumière des étoiles.»
«Mais c’est moi, enfin c’est mon nom», s’exclame la petite larve fatiguée.
Mais le loup, car c’est un loup, ne l’écoute pas, il parle, parle, et lui explique qu’il vient d’un pays où la terre est recouverte d’un manteau blanc et humide et qu’après ce long voyage, il a faim d’animaux.
«Tu ne vas pas me manger dis ?» dit-elle apeurée.
«Mais non, tu es trop petite pour mon repas.»
Lumière d’Etoile se sent rassurée, mais triste d’être si petite et rampante devant ce bel animal à grandes pattes. Le loup ressent son état de tristesse et lui dit :
«Tu sais, je puis être ton protecteur, c’est certain. Et toi tu es aussi d’une grande importance pour moi. Mais oui, car, en rampant sur ta fleur, tu a-ppâtes, les mangeurs de toi. Dès lors, froidement je les dévorerai. Tu sais, c’est cette compétition entre toutes les races animales mélangées qui assure l’équilibre écologique de tout le système. Et un jour, si tous les animaux de toutes les races comme nous s’entraident, ce sera le paradis.»
Lumière d’Etoile, fatiguée par tout son périple se rendort rassurée et se met à rêver de Delphefine, son amie de sa famille les larves appliquées, de son nouvel ami le loup bavard et très porté sur la psychologie des prédateurs venus du pays du lever du soleil blanc.
Le jour venu, sentant une douce chaleur se poser sur son corps, elle ouvre ses yeux de petite larve apeurée du changement. Là, juste en face d’elle, elle rencontre Hellspiide, la jolie puce sauteuse. Celle-ci est pressée et toute paniquée car c’est elle qui conte… les histoires, dé-chiffre les anciens manuscrits de l’étang Sondur. «Comment vas-tu ?» lui demande Lumière d’Etoile.
«Très vite», lui répond Hellspiide, en s’en allant avec des mouvements rapides et gracieux. Ce départ rapide fait sourire son ami, Anselmo le Sage. C’est un magnifique colé-optère, brillant, studieux et volontaire, dont le plus grand plaisir est de voir se dessiner le reflet des arbres sur l’eau. Lumière d’Etoile est tellement éblouie par les rayons chaleureux du soleil qu’elle ne voit pas se poser juste à côté d’elle sur un bois qui dépasse le bord de l’eau Aubade, la douce colombe blanche des Hauts de la Provence. Cette dernière lui dit :
«Alors belle enfant, te voici donc devenue une jeune adulte perdue dans un nouveau monde ?»
Surprise, Lumière d’Etoile lui dit : «Comment sais-tu cela ? Me connais-tu ?»
«Cela fait de nombreuses saisons que je vois chaque semaine s’opérer la mutation d’une petite larve après le passage obligé. Cette grande fatigue que tu as ressentie juste après et ce sommeil réparateur du corps qui se transforme font maintenant de toi une très belle libellule ; regarde donc dans le miroir de l’eau qui reflète l’âme.» Lumière d’Etoile se mira et n’en croit pas ses yeux. Elle bouge, fait battre ses nouveaux bras ailés, elle se trouve Belle.
« Je ne suis plus une larve rampante, je suis un animal à petites pattes et à ailes.» «Oui», répond Aubade la colombe, «Tu es un animal à ailes, mais surtout à toi et à personne d’autre.»
Lumière d’Etoile la remercie de savoir si bien exprimer ses idées, prend son premier envol et respire le doux parfum de la liberté. Elle se précipite vers Delphefine, pour lui expliquer tout le bonheur d’être dans l’au-delà de l’eau. Mais voilà, elle ne peut pas retourner de l’autre-côté de l’effet-miroir et puis, elle peut voir Delphefine de l’autre-côté dans le monde de la vase et de la boue. Elle lui fait des grands signes mais réalise que Delphefine ne la voit pas et de toute façon, elle ne peut pas reconnaître dans cette majestueuse libellule la petite larve rampante qu’elle était. De toute façon, sa jeune amie un jour viendra aussi et ce jour là, les deux amies libellules pourront rire, jouer et aimer la nouvelle vie de l’au-delà de l’eau. En attendant ce jour, Lumière d’Etoile, tous ses sens aux aguets, affûtés, aiguisés, ressent et apprend tellement de choses qu’aujourd’hui encore, on ne sait pas toutes lesquelles.