Nitalia
© 1996 Jean-Pierre Briefer
Nitalia était une petite fille iranienne secrète et très espiègle. Et si on n’y prenait pas garde elle était experte pour surprendre les conversations des adultes. Cachée derrière le rideau ou sous un lit, ses grands yeux surveillaient tout ce qui se faisait ou se disait dans la maison. Et dans la rue, grâce à son tchador, elle pouvait observer sans être repérée.
Par ce moyen elle apprit très vite les manières et le langage des adultes. Ses parents l’admiraient beaucoup pour cela. A l’école, elle était montrée en exemple pour son habileté à faire de belles phrases ou à tenir des raisonnements savants qu’elle avait entendus. Mais elle ne les comprenait pas toujours très bien elle-même. Et surtout elle ne pleurait jamais comme ses frères ou ses sœurs, ni comme ses camarades.
Lorsqu’elle eut 12 ans et comme c’était la coutume chez les karouchs, ses parents lui dirent qu’il était temps pour elle de gagner sa vie. Ils avaient décidé de l’envoyer chez un oncle très fortuné qui habitait dans un lointain pays que Nitalia n’avait jamais vu. On lui avait beaucoup parlé de ce pays du nord, la Karélie. Elle avait vu des cartes postales envoyées par son oncle. Il paraît que le soleil en été ne se couche jamais. C’est merveilleux pour une petite fille qui n’aime pas son lit, ne trouvez-vous pas ? Elle était à la fois excitée et un peu inquiète de ce voyage.
Le jour du départ avait été fixé le 30 juin car les augures avaient avancé que ce jour de nouvelle lune était favorable aux voyages.
Avant d’atteindre la Karélie où habitait son oncle, Nitalia avait en effet un long et dangereux voyage à faire en bateau. Puis elle devait franchir de hautes montagnes à dos d’âne, des chemins caillouteux, des glaciers avec des crevasses et des cols vertigineux. Vous imaginez bien que la petite Nitalia ne dormait plus à la pensée de ce grand voyage et elle ne voulait pas non plus perdre une seule bribe des paroles des adultes. Ce qui fait qu’elle passait les plus grandes parties de ses nuits à écouter et espionner ses parents au risque de tomber complètement épuisée. Ses parents s’en aperçurent et la menacèrent de l’enfermer dans sa chambre. Nitalia dut bien se résoudre à rejoindre son lit où elle finit par s’endormir.
Le matin du départ, sa mère vint la réveiller très tôt, à 5h du matin. Le soleil sur Karouch n’était pas encore levé. Il faisait encore frais. On entendait au loin les voix des muezzins qui criaient la prière du matin. Un coq dans une maison voisine chantait aussi comme pour leur répondre.
Il faisait chaud dans son bon lit de laine. Il y avait le sourire de sa maman, sa voix douce, les odeurs familières de la soupe et du pain chauds, les crépitements du feu dans le fourneau. Et là soudain, Nitalia prit conscience qu’elle allait perdre tout cela, tout ce confort, toute cette sécurité. Elle regarda le fourneau, la fenêtre que l’aube commençait à rougir, la poutre du toit au dessus d’elle. Tout commençait à se troubler et lorsqu’elle voulut fixer à nouveau le visage de sa maman, elle ne le vit plus. Ses yeux étaient remplis de larmes. Pour la première fois depuis très très longtemps Nitalia sentit monter en elle un besoin irrésistible de pleurer. C’était très étrange et même inquiétant car comme vous le savez, Nitalia ne pleurait jamais. Elle avait même oublié comment on pleurait. Elle se sentait toute nouée à l’intérieur mais ne savait pas ce que cela signifiait.
Sa mère qui était probablement aussi triste qu’elle et qui ne voulait pas montrer ses sentiments, prit soudain une voix sévère et lui dit : ” Nitalia tu es grande maintenant “. Et elle s’éloigna en lui tournant le dos.
Nitalia ravala sa salive, essuya vite les larmes qui commençaient à couler avec le drap et se ressaisit. Elle se leva, mangea sans aucun plaisir le déjeuner que lui avait préparé sa mère et s’habilla avec difficulté. Le chemin jusqu’au port à dos de chameau lui parut interminable et trop court à la fois. Tout le monde était grave et silencieux.
Nitalia regardait peut-être pour la dernière fois la démarche lente et souple de son père qui marchait devant elle. Et si tout ceci n’était qu’un rêve ?
Elle resta dans cet état de demi-conscience jusqu’à ce qu’elle se retrouve sur le pont du bateau. Sa main était levée en train de saluer ses parents et sa famille qui étaient sur le pont. Alors qu’elle n’était pas vraiment présente, une main bienveillante vint se poser sur son épaule la ramenant doucement à la réalité. C’était Nina, sa douce nounou qu’elle n’avait pas revue depuis 5 ans. Elle retrouva instantanément ses esprits en même temps que les souvenirs les plus beaux de son enfance.
Nina lui disait qu’elle aussi allait en Karélie pour travailler et qu’elle serait avec elle tout le long du voyage pour la protéger et la distraire. Nitalia se souvint que Nina savait mieux que personne raconter des contes merveilleux et palpitants. Elle connaissait les mots qui guérissaient et les gestes qui apaisaient.
Elle sauta dans les bras de sa tendre nounou et pleura cette fois librement. C’était des larmes de joie.
Le voyage fut long et tourmenté. Il y eut d’abord cette immense mer à traverser. Le bateau fut ballotté comme un fétu de paille sur des vagues énormes. Nitalia regarda les yeux écarquillés la proue du bateau s’enfoncer dans des vagues énormes. Plusieurs fois elle crut que sa dernière heure était arrivée. Mais chaque fois le capitaine Firian, homme très expérimenté, réussit à sauver le bateau et ses précieuses passagères.
Après la traversée de la mer, il fallait encore parcourir une longue route à travers les montagnes. La route sinueuse et étroite était bloquée par un immense rocher. Nitalia trouva très étrange ce rocher comme placé exprès au milieu de leur chemin. Elle ressentit quelque part dans son corps un tressaillement, un frisson indéfinissable qui l’avertit d’un danger imminent. Tout le reste du groupe était calme et s’affairait à escalader et à passer des cordes le long de la paroi la plus accessible.
Et soudain des projectiles de toutes sortes, des pierres, des troncs d’arbre tombèrent comme une pluie du haut de la montagne. Nitalia vit s’écrouler le guide, puis un porteur et même Nina sa tendre nounou s’effondra devant elle aussi inanimée.
Elle n’eut que le temps de la saisir par un bras et de la tirer à elle dans une anfractuosité du rocher où elle put se mettre à l’abri et protéger Nina des pierres qui continuaient à tomber avec un bruit assourdissant. Ce ne fut qu’après un temps qui lui parut infini que le calme revint enfin. Un silence impressionnant suivit le vacarme. Nitalia regarda le vallon, les corps de ses compagnons tachés de rouge et immobiles, la poussière qui brillait au soleil et le ciel tout là haut qu’elle devinait bleu. Elle sentit en même temps le corps de sa tendre nounou immobile dans ses bras. Elle se sentait impuissante, abandonnée, fragile. Un immense sentiment de tristesse et de solitude l’envahit et la petite fille qui ne pleurait jamais pleura pour la 2ème fois de sa vie. Et vous pouvez imaginer… cette fois c’était bien de la tristesse.
Une voix vint la sortir de ses pleurs : ” Nitalia, voyons, tu es grande maintenant… “. Elle s’arrêta net de pleurer, stupéfaite, regarda autour d’elle d’où pouvait bien venir cette voix. Incroyable ! Etait-ce sa mère ? Non, ce n’était pas sa mère et elle le comprit en voyant Nina à côté d’elle qui lui souriait.
Nina était vivante ! Pouvez-vous imaginer le soulagement de Nitalia ? Elle passa sans transition à un sentiment de joie et éclata de rire avec Nina qui riait encore plus fort qu’elle.
Et vous vous demandez probablement, est-ce que le voyage de Nitalia arrive bientôt à sa fin ? Est-ce qu’elle va réussir à passer le rocher en travers de la route ? Y-a-t’il d’autres dangers qui la menacent ? Comment sera-t-elle accueillie en Karélie ? La petite fille qui ne pleurait jamais va-t-elle y découvrir une nouvelle famille ? Des amis qui savent communiquer leurs sentiments, qui savent écouter les mots derrière les paroles et qui savent observer la rougeur des pommettes, la tension des mâchoires, la salivation excessive et tous ces petits signes à peine perceptibles qui indiquent qu’un enfant souffre et qui a besoin de consolation ? Est-ce qu’elle-même va y apprendre aussi l’authenticité, la spontanéité, la joie de vivre ?
Vous conviendrez, je pense avec moi, qu’elle a déjà beaucoup appris dans ce voyage et qu’elle a beaucoup grandi aussi.
Je vous propose de continuer l’histoire, de faire grandir Nitalia vous-même encore en vous et d’écrire son histoire dans le grand livre de votre imagination.