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Le fantastique spectacle de Marionnette sur l’eau

Le fantastique spectacle de Marionnette sur l’eau
©2007 Giu Hoang


Il était une fois, dans un passé pas si lointain, dans un mystérieux pays du sud-est asiatique, un merveilleux maître marionnettiste. Il avait consacré la grande majorité de sa vie à développer et mettre au point, au prix d’énormes sacrifices et d’efforts surhumains, un spectacle révolutionnaire de marionnettes sur eau.

Toutes les petites marionnettes avaient été façonnées dans le bois le plus précieux de la région et peintes de ses propres mains, souvent jusque tard dans la nuit à la lueur d’une simple bougie, tellement le maître marionnettiste tenait à ce qu’elles fussent parfaites. N’ayant pas d’enfant, il les aimait, les protégeait et en prenait grand soin comme si elles étaient les siens. Le maître riait intérieurement à chaque fois qu’il se surprenait à leur parler et frissonnait intensément quand il croyait, malgré lui, entendre leurs réponses chaleureuses.

Heureusement, ses efforts étaient amplement récompensés car son spectacle rencontrait un tel succès que les gens des villages avoisinants n’hésitaient jamais à faire des dizaines de kilomètres à pied, sur des chemins montagneux escarpés, pour pouvoir y assister. Le décor envoûtant, la musique sentimentale et mélancolique, le mécanisme ingénieux et diabolique inventé par le maître contribuaient à faire du spectacle de ces dizaines de marionnettes virevoltant sur l’eau une véritable féerie que les centaines de villageois n’auraient manquée pour rien au monde.

Pendant les quelques heures que durait le spectacle, ils pouvaient finalement s’échapper de leur dure vie quotidienne, faite de travaux manuels dans les champs et de tâches domestiques ingrates, et se laisser transporter dans le monde enchanteur que leur avait offert le maître marionnettiste.

Bien malgré lui, et probablement à cause de son goût avancé pour le perfectionnisme à tous les niveaux et sa volonté de tout faire tout seul, le maître était devenu victime de son propre succès. Il y avait tout d’abord le très long trajet qu’il devait faire quotidiennement sur le dos de son âne afin de rejoindre le lieu du spectacle. Du village très reculé, perché en haut de la grande montagne où ils vivaient, son âne et lui mettaient une éternité à arriver au théâtre, ce qui les obligeait naturellement à partir aux aurores et qui réduisait à néant les heures pendant lesquelles le maître aurait pu et dû se reposer.

De plus, ce n’était pas que le trajet qui épuisait tant le grand maître. Perfectionniste, il ne voulait pas déléguer et s’occupait de tout. Bien évidemment, entre les représentations quotidiennes, la réparation des marionnettes et l’entretien des locaux, le pauvre maître se retrouvait le soir complètement exténué. Il avait très mal au dos et son âne, à son plus grand désarroi, le trouvait immanquablement endormi tous les soirs mort de fatigue à même le sol du théâtre.

Sur le trajet quotidien, l’âne, qui sentait bien que le poids qu’il transportait avait considérablement augmenté, pas au sens propre mais au sens figuré, demanda un jour au vieil homme : « Mon cher maître, si vous continuez comme cela vous allez vous tuer ou tout du moins vous allez tellement vous fatiguer que la qualité du spectacle risque d’en souffrir. Ne devriez-vous pas essayer de trouver un assistant afin de pouvoir déléguer un peu plus ou alors déménager afin d’habiter plus près ? ».

Le grand maître, un peu exaspéré mais également reconnaissant et touché par la véracité et la pertinence des affirmations de son compagnon de route, lui répondit : «Oui je sais, mais que faire ? Je comprends bien ce que tu dis et crois moi, c’est un problème auquel je réfléchis sans cesse. Hélas, mon âne, plus j’y réfléchis et moins je trouve de réponses… Vois-tu, c’est moi qui l’ai créé ce spectacle ! C’est moi qui en ai façonné toutes les marionnettes, qui d’ailleurs sans moi ne seraient rien !  J’ai écrit la musique, construit de mes propres mains le décor et le mécanisme, et j’ai même rempli moi-même, seau par seau, ce bassin d’eau. A force de tout faire, bien évidemment je m’épuise mais c’est comme si je me nourrissais de cet état d’épuisement permanent. C’est devenu comme une drogue qui je sais me sera néfaste mais dont je n’arrive pas à me séparer. ».

« Que diraient les nombreux spectateurs si je venais à me faire remplacer ? D’une certaine manière, je suis le spectacle, je suis les marionnettes, je suis même l’eau sur laquelle elles dansent chaque soir. Les spectateurs viennent pour me voir moi alors comment réagiraient-ils s’ils venaient à apprendre que ce n’est plus moi qui tire les ficelles ? ».

« Le Seigneur sait que j’aimerai bien déléguer. En effet, ce métier est ma passion mais je ne sais que trop bien que nul sauf lui n’est éternel. Encore plus que de l’exercer, je voudrai à présent être en mesure de l’enseigner et de partager mon amour pour ces marionnettes. Et surtout, je ne voudrai plus me sentir seul responsable du navire. Ce serait génial de pouvoir former un jeune qui reprendra le flambeau et qui perpétuera ma passion au delà de mon existence terrestre ! »

« Avec ces nombreuses heures passées sur le chemin et ce travail épuisant, finalement je ne sais plus ce qui est ma maison et ce qui est mon théâtre. Est-ce que je vis dans l’endroit où je travaille ou je travaille dans l’endroit où je vis ? Ce théâtre qui redevient silencieux une fois les spectateurs partis, ces marionnettes qui ont toujours le sourire en bouche et qui semblent toujours dire oui, je leur parle mais c’est comme si je me parlais à moi-même ! ».

« Si seulement j’avais quelqu’un à qui me confier, à qui exprimer mes doutes, cela serait déjà un bon début mais là j’en suis réduit à parler à des petits bouts de bois peints car je ne trouve personne. J’ai beau chercher à gauche et à droite, il y a bien des villageois qui me recommandent leurs jeunes fils, mais je ne sais pas, c’est un travail difficile et qui mieux que moi pourrait le faire ? Il n’y a pas d’issue n’est-ce pas?».

Et c’est ainsi que la vie continua, l’âne et le maître passaient des heures à faire le même trajet fatigant, les marionnettes continuaient à être fabriquées avec la même minutie et le spectacle continuait à être donné avec la même perfection. L’âne, par contre, se rendait bien compte qu’il n’y avait peut-être plus chez son maître le même enthousiasme, ou tout du moins la même spontanéité qu’au début.

Puis soudainement un jour, alors que la région connut une mousson exceptionnelle et des inondations catastrophiques, le vieil homme arriva à son théâtre un matin et découvrit avec stupeur que l’eau avait tout emporté. Il n’y avait plus rien sur place, ni les marionnettes, ni le décor, ni même l’eau du bassin. Tout avait disparu…

Le pauvre homme dépité et effondré, tomba en pleurant à chaudes larmes devant ce bassin vide et se dit : « Mais que vais-je faire maintenant ? Tout ce que j’ai créé, tout ça n’est plus rien. Cette foutue eau a tout emporté, comment vais-je faire pour le retrouver mon théâtre ? Et mes pauvres marionnettes, elles doivent être en bien piteux état et dispersées partout dans la région à cause de ces pluies diluviennes. Qu’ai-je fait pour mériter cela ? ».

Son âne, avec la voix rassurante du vieux compagnon de route et d’une sagesse inégalée, lui dit : « Mais parlez leur donc ! Vous savez, ces marionnettes, elles ne peuvent pas marcher toutes seules. C’est l’eau qui les a emportées. Mais l’eau ne fait qu’une, elle ne disparaît pas comme cela, elle s’en va d’un endroit peut-être, mais ce n’est que pour rejoindre d’autres cours d’eau, former des ruisseaux, puis des rivières, puis des fleuves et finalement des lacs, des mers ou des océans. ».

« Mettez vous au bord d’un cours d’eau et chantez leur la chanson que vous leur avez toujours chantée. Appelez-les et elles vous entendront peut-être. Vous leur avez donné la vie, vous les avez aimées, si elles vous ont écouté et obéi pendant ces longues années, il y a de grandes chances qu’elles vous entendent maintenant également. Si vous commencez à chanter au bord de l’eau, il se peut qu’un jour, cette eau se fasse le messager de votre plainte et l’apportera aux marionnettes, aussi loin soient-elles. ».

Toujours très serviable, l’âne lui suggéra de commencer aux origines, c’est-à-dire à côté du cours d’eau tout proche de sa maison, là où il avait façonné ses premières marionnettes il y a des décennies de cela.

C’est ainsi que le vieil homme se mit à chanter, des heures durant et cela tous les jours, sa chanson préférée qu’il avait composée lui-même pour son spectacle. Pendant des jours, puis des semaines et enfin des mois, rien ne se passait. Mais le vieil homme ne perdait rien de sa confiance et de sa volonté de retrouver un jour toutes ses marionnettes. Il implorait secrètement cette eau, qu’il avait emprisonnée dans un bassin afin de lui servir de scène, il l’implorait pour que maintenant elle se libère, qu’elle soit libre et rejoigne le plus de cours d’eau différents, afin que son message soit entendu dans le plus d’endroits possibles.

Quelle ne fut sa surprise quand un jour, ébahi, il voit devant lui dans le cours d’eau juste à côté de sa maison, sa marionnette principale, la première qu’il ait fabriquée et pour laquelle il éprouvait un amour tout particulier. Il fut encore plus étonné quand celle-ci se mit à parler. Elle lui dit : « Mon cher maître, nous sommes désolés que cela ait pris tant de temps mais ne vous en faites pas, nous sommes tous ensemble et nous nous portons bien, nous vous attendons d’ailleurs pour la prochaine représentation. ».

« Mais comment cela ? » demanda le maître. La marionnette lui répondit du tac au tac : « Figurez vous que ce n’est pas parce que nous ne parlons pas que nous ne vous comprenions pas. Vous nous avez donné naissance, vous nous avez aimé, grâce à vous, nous avons en quelque sorte pris vie, et nous ressentions très bien qu’il fallait absolument faire quelque chose. C’est pour cela que d’un commun accord avec l’eau, et c’est bien grâce à elle que nous avons pu nous déplacer, nous sommes partis à la recherche d’un endroit de travail plus proche, afin que vous n’ayez plus à vous fatiguer. ».

« Montez sur votre âne et suivez moi. Nous nous sommes laissés guider par l’eau du bassin qui, en se mélangeant avec celle des inondations, a trouvé un petit lac merveilleux qui servira à la perfection de théâtre de vos nouvelles opérations. Ne tardez plus, les autres marionnettes sont prêtes, de même que l’eau, et les spectateurs se sont passés le mot et vous attendent avec impatience. ».

Non sans émotion, le maître marionnettiste monta sur son âne et se laissa guider par sa marionnette principale. Sur la route, il se disait à lui-même, non sans éprouver un léger sentiment de culpabilité : « Et moi qui croyais être seul sur terre, seul maître de mes actes et responsable de mes actions. Ainsi donc, pendant tout ce temps, elles s’étaient passé le mot, mes marionnettes chéries, l’eau, mon âne peut-être même. Ils se sont unis pour me venir en aide. Ai-je donc été si stupide, me suis-je renfermé sur moi-même à un tel point que j’ai pu ne pas remarquer qu’en silence, tout ce petit monde me comprenait et agissait. Pourquoi n’avais-je pas compris que communication n’était pas uniquement locution, et que parfois certaines personnes parlent en silence mais agissent en détonation… ».

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