Le Joug de Violette
© Mai 2001 Françoise Valdieu
Ce jour-là, il fait nuit d’encre et Violette la Biche, toute pelotonnée de solitude dans la torpeur d’un sommeil profond, rêve. Elle rêve de ce territoire de Liberté, là-haut… tout là-haut… sur les hautes cimes, loin des contraintes de la civilisation et à l’abri des prédateurs. Elle rêve de ce temps-là où les biches vivaient au sein d’une nature dense et généreuse leur procurant en abondance feuilles et baies aux saveurs extraordinaires, pins aux mille parfums… de ce temps-là encore où l’Amour et l’Harmonie régnaient en Souverains suprêmes sur le Pays des biches. L’abondance de ces ressources naturelles avaient ennobli les sens de Violette et lui avaient communiqué la passion de l’amour, l’ardeur des sentiments exclusifs, une richesse d’émotions hautes en couleurs, une joie de vivre et une sensibilité exacerbée, ainsi qu’un goût d’Absolu.
Or, ce matin-là, encore frappée de somnolence dans la brume de son réveil matinal, Violette s’étire doucement… tout doucement… presque louvoyeusement… oscillant entre rêve et réalité. Avant même d’ouvrir ses paupières, toute l’atroce réalité de sa détention lui revient et, image par image, défilent dans son souvenir les clichés douloureux de sa capture gravée dans ses entrailles. Une course-poursuite effrénée, pendant de longues heures interminables, traquée par la meute de chiens de Max le Chasseur et braquée sous le fusil meurtrier de ce dernier, implacable, jubilant.
“Oh! Quel malheur!” gémit Violette dans un sanglot. “Je suis captive et séquestrée dans cet enclos si petit, si étroit, et tandis que dans mon rêve je m’endormais sur un parterre de fleurs, c’est sur une couche de pierres que je me réveille ! Et soudain, Violette étouffe un cri car elle aperçoit derrière le carreau de la fenêtre l’ombre de la silhouette redoutée du terrifiant Max le Chasseur, toujours à l’affût de ses moindres faits et gestes, quand il ne vient pas y regarder et la toucher de plus près. Violette sent peser sur elle tout le poids de son regard indiscret et devine en contre-jour sa face rougeaude, veule et vicieuse. Un frisson la parcourt. “Mais comment vais-je survivre ici, à la merci de ce vil et cruel personnage ? C’est horrible de devoir rester captive. Je me sens comme un oiseau en cage, écrasée d’enfermement sous le joug de ce tyran qui m’assaille de ses railleries et de son irrespect.”
“Il faut que je parvienne à m’enfuir, sinon je vais mourir ! Je veux rejoindre mes sommets et goûter à la fraîcheur des crocus printaniers. Je veux cheminer librement au travers des forêts, emprunter, confiante et en sécurité, les chemins escarpés de la montagne, goûter ici et là à l’eau pure des cascades, réfléchir mon image dans la transparence de l’eau limpide des petits lacs, crier et chanter ma Joie.…et, par-dessus tout, rejoindre mes frères et sœurs d’âme du pays de mes rêves…là-haut…tout là-haut”.
Le miracle tant attendu semble se produire enfin…
Là-haut… tout là-haut…dans le Ciel, Violette voit apparaître Auguste, l’Aigle royal. Toutes ailes déployées, imposant de Majesté, il lui apparaît comme un symbole de Protection et de Liberté. Ce n’est pas la première fois que Violette espère pouvoir attirer son attention. Mais en vain ! “C’est peut-être la faute de Jules le Vent, le Rebelle qui souffle à contresens de ma voix ?” se dit Violette. “Ou alors, celle de Jim l’Echo qui est trop paresseux pour répéter ma voix à l’infini ?” “Ou peut-être encore celle de Juliette la Pluie dont la tristesse infinie brouille même la vue des regards les plus perçants ?”. Une fois encore, usant de sa plus belle voix, Violette chante son appel de Délivrance :”Empereur de ces Cimes majestueuses, Maître de Céans, entends-tu mon chant du cygne? Tout en moi frémit des peurs qui me lacèrent le cœur sous le poignard de la Contrainte ! Secoure-moi, je t’en supplie, de tes ailes libératrices ! “
Pendant ce temps-là… loin… loin… là-haut… tout là-haut… Auguste le Magnifique est très occupé à repérer sa proie du jour….! Jules le Vent, à bout de souffle, et Jim l’Echo, curieusement le cœur à l’ouvrage, conjuguent leurs efforts pour porter haut…loin…et fort…le chant de Violette car eux non plus ne savent pas…..
Soudainement, Violette tressaille d’excitation et de joie. Auguste l’a repérée. Il va donc venir à son secours !
Loin…loin…là-haut…tout là-haut Auguste le Magnifique soupèse la situation. D’un côté, se dit-il, ” Que voici une belle proie ! J’ai bien envie de cette biche apeurée, mais comment vais-je parvenir à la soulever, elle, et… tout le poids de son immense fardeau !?” Il faut dire que le joug de Violette est un joug d’acier, lourd… très lourd….”L’effort en vaut-il vraiment la chandelle ?” Continue à soupeser Auguste, de moins en moins convaincu de sa bonne affaire. “Trop d’efforts pour une simple biche !” finit-il par conclure.
C’est ainsi que Violette, les deux bras tendus, voit se détourner Auguste et s’évanouir son fol Espoir et ses rêves utopiques. ” Ainsi, tout aigle royal qu’il soit, tout protecteur qu’il puisse apparaître, Auguste n’est en fait qu’un Roi d’apparat qui n’a rien de seigneurial … un prédateur au même titre que Max le Chasseur !
C’est au tour maintenant de Juliette la Pluie de passer par là… et il plut longtemps… douloureusement… ce jour-là.
Finalement apaisée, Violette se rend compte qu’elle vient de faire une découverte qui l’a amenée à une prise de conscience importante. “Ne conviendrait-il pas mieux que je me décharge d’abord de l’énorme poids de mon joug d’acier ?” se demande-t-elle ragaillardie par cette nouvelle perspective. “Comment, mais comment faire ? s’interroge-t-elle ?
Il s’ensuit alors une chose extraordinaire….un concert de voix, comme un immense feu d’artifices, jaillit du coeur de ses entrailles, regroupant parmi les plus belles voix de l’Univers. “Tu nous as appelées ?” demandent-elles en chœur. “Oui” répond Violette dans un souffle :”J’ai quelque chose d’important à vous dire. Pardonnez-moi ! Dans mon immense détresse, j’avais oublié jusqu’à votre existence. J’ai oublié de vous nourrir, de vous arroser, de communiquer avec vous, de vous rendre hommage et de vous faire confiance. Submergée par ma souffrance, j’ai emprunté des voies sans issue sur le chemin de mes illusions. J’ai vainement et naïvement cru en d’hypothétiques sauveteurs avant de réaliser que Vous êtes les Souverains tout-puissants de mon Univers et de ma Destinée, car vos voix chaudes et vibrantes ont le pouvoir de fondre l’acier ! Les voix furent très touchées par les paroles de Violette et rassurées sur leur raison d’être.
Il est dit que le chœur des voix s’amplifia et résonna longtemps dans la vallée ….Jules et Jim y associèrent, l’un la baguette de chef d’orchestre, l’autre la résonance, tandis que Juliette, la Pluie, choisit de déverser tout son chagrin ailleurs ce jour-là….
C’est ainsi que par un beau matin de printemps, légère…légère comme une plume ivre de chants dans le vent, brillante comme une étoile filante, Violette s’envola vers sa nouvelle Destinée, saluée et reconnue par l’Etat-Major de ses plus belles voix au “garde à vous”.