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Le rendez-vous

Le rendez-vous
©2007 Gisèle Cordier


– Bonjour, Monsieur, je m’appelle Sajem, je voudrais un aller simple pour le pays d’Euluys s’il vous plait.
– Quel jour voulez-vous voyager ?
– Aujourd’hui.
– À quelle heure s’il vous plait ?
– Maintenant ! le plus tôt possible ! j’ai reçu un message, j’ai rendez-vous avec un personnage de la plus haute importance, je ne peux plus attendre.
– Avez-vous des bagages ?
– Oui Monsieur, j’ai un aquarium étanche, de la poudre de lion, une fougère phosphorescente et une manivelle.
– Parfait, voici votre billet, valable pour aujourd’hui et seulement aujourd’hui. Le train express part dans cinq minutes, bon voyage !

Sajem monte dans le train et s’installe dans son compartiment. Il n’est pas seul. En face de lui il y a une femme sans âge, vêtue de noir de la tête aux pieds, qui parle à son chat ou, plus exactement, qui monologue avec un panier posé sur ses genoux. À sa gauche est assis un monsieur très digne, un tantinet rigide, probablement un clerc de notaire qui rend visite à sa vieille tante. Le reste du compartiment est occupé par deux couples aussi semblables qu’ordinaires. Ils sont là sans être là, silencieux, sans rêve, et peut-être sans vie véritable.

Le train siffle, craque, gronde, et après une inspiration bruyante, quitte la gare sans âme et commence à prendre de la vitesse. Sajem, bercé par le flot ininterrompu des paroles hypnotiques de la vieille dame, sombre dans un sommeil profond.


Brusquement la porte du compartiment s’ouvre dans un bruit métallique. Sajem se réveille en sursaut.
– Que se passe-t-il ? demande-t-il à son voisin.
– C’est le contrôleur de nuit.
– Le contrôleur de nuit ?
Un homme corpulent ressemblant à un vendeur de pruneaux se fraye un passage au milieu d’une forêt de jambes croisées.
– Mesdames, Messieurs, vos billets s’il vous plait !
Sajem, tout ébouriffé, cherche fébrilement son ticket dans sa poche de pantalon et le tend au préposé.
Le vendeur de pruneaux ajuste ses lunettes de comptable sur son nez épais et lui déclare du haut de son autorité :
– Monsieur votre billet n’est plus valable !
– Comment ça plus valable ? s’étonne Sajem. Mais c’est un billet pour aujourd’hui !
– Je suis désolé Monsieur, mais nous sommes demain depuis deux minutes, assène le contrôleur tapotant fièrement sa montre gousset de son index
charnu. Vous devez descendre du train, c’est le règlement !
Désorienté, Sajem réunit ses affaires et, les yeux encore plissés de sommeil,    déambule dans le couloir. Le train s’arrête mollement et Sajem descend les quelques marches qui le séparent de la terre ferme. Indifférente, la machine se remet en mouvement, emportant ses passagers endormis vers leur destination.

Puis, plus rien. Le silence, noir comme de l’encre, lourd comme une peine capitale. Sajem se sent orphelin sans partition, sa musique intérieure s’est éteinte, pas la moindre lueur, même la lune l’a abandonné. Alors il pleure, tous ses vieux chagrins l’inondent, des kilos de larmes tombent sur sa poitrine, il supplie, gémit, implore, mais aucune fée clochette ne vient le secourir.

De guerre lasse il s’effondre, les paupières lourdes, et se laisse glisser dans la profondeur de la nuit froide. Au beau milieu de l’obscurité, soudain, une lumière à ses pieds le tire de son engourdissement. Il ouvre alors son sac et découvre sa fougère qui brille de mille feux. Retrouvant une lueur d’espoir, il se redresse et décide de poursuivre son pèlerinage. Muni de sa lanterne magique, il s’enfonce dans la forêt. A chaque pas,   il reprend confiance, et même les arbres immenses semblent s’incliner devant lui comme s’il était de noble lignée. Au petit matin, il aperçoit une cabane recouverte de lierre au pied d’un chêne majestueux. Il s’en approche ; la porte est ouverte ; timidement, il entre et découvre un vieil homme tranquille assis au coin du feu.

– Bonjour, je t’attends depuis longtemps, un messager est venu voici quelques jours m’annoncer que tu étais prêt à me rencontrer.
– Je n’y comprends rien, lui répond Sajem, j’ai reçu votre lettre la semaine dernière alors qu’elle a été écrite il y a quarante ans !
– Quand c’est le moment, c’est le moment ; c’est tout. Il n’y a rien à comprendre !
– Alors, que dois-je faire ? J’ai accompli des exploits incroyables, voyagé dans le monde entier, rencontré des milliers de gens, je parle douze langues et je suis de plus en plus seul, de plus en plus pauvre, je suis perdu et j’ai le cœur sec.
– Que veux-tu savoir ? lui demande le vieux sage.
– Quel est le secret pour réussir ma vie ? Que dois-je faire pour me sentir libre et heureux ? implore Sajem.
– Va dans la montagne, à deux lieues d’ici : il y a un arbre rouge et sous l’arbre, une source. Quand tu auras trouvé l’endroit laisse ton imagination te guider.

Sans perdre de temps, Sajem se remet en chemin. Arrivé sur les hauteurs, il trouve l’arbre et sa source avec une facilité déconcertante. Satisfait, il s’assoit sur un rocher et observe alentour en quête d’inspiration. Puis, sans réfléchir, il sort l’aquarium de son sac, en ôte le couvercle non sans peine, et y dépose la poudre de lion. Il remplit le bocal d’eau de la source et attend. Au bout de quelques minutes, l’eau se met à chanter d’un million de bulles de toutes les couleurs comme si tout le bonheur de la planète était contenu dans ce minuscule saladier. Sajem boit prudemment quelques gouttes de ce breuvage enchanté et finalement avale goulûment tout le reste du flacon.

C’est alors que tout son corps se met à chanter, à vibrer, son cœur bat à tout rompre, chaque pulsation le remplit d’une énergie fantastique, une envie irrépressible d’aimer envahit toutes ses cellules. Il n’est plus un mendiant solitaire, un vagabond errant. Il est devenu un empereur, un roi lion, il est riche, opulent et libre. Sajem jette sa manivelle devenue inutile et trop lourde et dévale la pente, courant, sautant, touchant à peine le sol. Il court jusqu’à la cabane en hurlant :
– J’ai compris, j’ai compris, maintenant je sais !
Plongeant son regard perçant dans les yeux excités de Sajem, le vieil homme lui demande avec gravité :
– Qu’as-tu compris ?
– Le monde ne m’est pas hostile. Jamais personne ne m’a expliqué comment m’y prendre, alors j’ai dû me battre pour survivre, mais ma guerre est finie désormais : je retourne chez moi.


Sajem remercia le vieux sage et prit congé.
Pour gagner sa vie il se mit à raconter des histoires aux villageois qu’il rencontrait. En très peu de temps, le bruit courut à travers tout le pays d’Euluys qu’un homme doué d’une imagination extraordinaire savait jongler avec les mots  et que l’écouter suffisait à se sentir joyeux, et pour longtemps.
Un jour Sajem tomba sur une magnifique demeure inhabitée. Il s’y installa et se mit à écrire, tant les mots lui venaient aisément.
Il devint un personnage très important.

Ses livres sont très connus et l’on vient de loin pour le consulter. Souvent, il pense avec émotion au vieux sage dans sa cabane. Il y a toujours quelque part un veilleur de nuit qui ne s’endort jamais.
Sajem le connaît…


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